Ces dernières années, j’ai placé la technique du moulage du cuir au cœur de mon travail. Ce process permet de former le cuir à l’eau, sans avoir besoin d’utiliser de produits chimiques ni de renforts, on peut ainsi obtenir un panel de formes et de textures infini. Aujourd’hui proposé seulement par une poignée d’ateliers, cette technique offre une nouvelle façon de concevoir les objets en permettant d’avoir recours à moins d’assemblages. C’est aussi une manière beaucoup plus intuitive d’imaginer des modèles, car alors qu’en maroquinerie traditionnelle, on part d’un patronnage à plat pour aboutir sur une forme en relief, avec le moulage, on va directement sculpter une matrice qui aura le volume de la pièce finale.
Si on voit si peu d’objets ainsi conçus, c’est parce que c’est une technique qui impose un process artisanal, que ce soit dans le geste, le temps de mise en œuvre ou les matériaux utilisés ; des contraintes qui découragent la plupart des ateliers. Pourtant, lorsqu’elle est maitrisée, elle offre une grande liberté de création et confère un caractère unique aux produits réalisés.
Les pièces moulées sont rares dans le milieu de la maroquinerie. La plupart des maisons misent sur des constructions souples, en piqué-retourné, car celles-ci sont rapides à produire et offrent une importante marge d’erreur. À l’opposé, une fois moulé, le cuir se tient naturellement, il permet d’obtenir des pièces rigides et architecturales, mais nécessite des assemblages qui doivent être parfaitement ajustés et ne laissent aucune place au hasard.
Quand on construit un article de maroquinerie de manière conventionnelle, on part d’une matière en deux dimensions, on est donc contraints de couper et de faire des assemblages pour obtenir un volume. À l’inverse, grâce au moulage, on va pouvoir modeler directement la matière pour la mettre en forme. On va ainsi obtenir une pièce avec beaucoup moins d’assemblages, des lignes plus fluides, avec très peu de rupture dans la matière, conférant un aspect magique à l’objet. Cela offre une multitude de possibilités ; on peut imaginer des formes très construites ou très organiques et jouer à l’envi avec les textures. De plus, les coutures étant souvent des points de fragilité, le fait d’avoir recours à moins d’assemblages permet de garantir une plus grande durabilité.
Face à des pièces moulées, on peut constater que le public est toujours intrigué. Même sans la moindre connaissance technique, il comprend immédiatement qu’il n’est pas face à un article ordinaire.
Les matériaux naturels ont toujours eu un rôle central dans mon travail, privilégiant toujours l’usage du cuir tanné végétal à celui tanné au chrome, préférant le lin, le coton ou la laine aux fibres issues de la pétrochimie. Ce sont des matières qui vivent, acquérant une beauté propre avec le temps et qui offrent une douceur et un confort de porté inégalable. Le moulage s’inscrit parfaitement dans cette démarche, car il ne peut se faire qu’avec du cuir à tannage végétal.
La première étape est la fabrication d’un moule, le plus souvent fait de bois, taillé à la main. C’est en partie ça qui rend cette technique si intuitive : sculpter directement la forme de l’objet que l’on veut créer plutôt que de l’extrapoler à partir d’un patronnage. En revanche, cela rend le développement de nouveaux produits un peu plus coûteux puisqu’il faut développer un ou parfois plusieurs moules pour pouvoir réaliser un modèle.
Une fois la matrice créée, on vient placer dessus la pièce de cuir à former. Celle-ci est à ce stade une simple ébauche de la pièce finale qu’on a gorgée d’eau. Dans un premier temps, il faut la modeler à la main, la plaquer en douceur sur le moule en bois pour lui donner peu à peu son volume. Les fibres qui la structurent se réorganisent petit à petit et, quand on estime être assez proche de la forme voulue, on vient serrer une contre-forme qui viendra la fixer sur le moule. Par la suite, en séchant, la matière se rétractera et se rigidifiera autour du moule pour en épouser chaque ligne. Après séchage, on enlève la contre-forme pour pouvoir retirer la pièce moulée. Les contours de ce tirage devront ensuite être recoupés à l’aide d’une lame bien affutée pour obtenir une pièce finie.
Ce procédé nécessite à la fois de longues heures de séchage et un travail de la main tout en douceur et précision, rien de plaisant pour des ateliers industriels habitués à des fabrications rapides, il restera donc une discipline artisanale.
Si on a surtout l’habitude de voir du cuir moulé sur de petits objets tels que des porte-monnaie, des étuis à couteaux ou encore à cigares, il est aussi possible de faire des pièces beaucoup plus volumineuses. Alors que je travaillais pour la marque Mains d’Œuvre, j’ai participé au design et au développement de toute une collection de maroquinerie moulée. Une ligne complète à travers laquelle nous avons exploré cette fabrication de niche sans en faire le tour, loin de là. Nous avons notamment créé des modèles de sac à dos, sac à main et porte-documents, grâce auxquels nous avons pu voir que s’agit aussi d’une technique valable sur de plus grandes pièces.
Au-delà des accessoires de mode, la rigidité du cuir moulé peut aussi se prêter parfaitement au design d’objets, on peut travailler sur différentes épaisseurs et ainsi obtenir une tenue proche de celle du bois qui sera parfaite pour réaliser, par exemple, des boites ou des vide-poches légers et résistants aux chocs. De plus, le moulage en lui-même induit des formes modernes et pures qui se prêtent bien à cet univers.
Certains créateurs sont parfois réticents à l’idée d’utiliser du tannage végétal, c’est un matériau à la surface irrégulière et dont la teinte, qui a tendance à bronzer au soleil, n’est pas très stable. Des propriétés qui sont appréciées par d’autres car elles confèrent au cuir une belle patine avec le temps, toutefois, cela ne peut pas correspondre à l’identité de toutes les marques. Dans ce cas, on peut aussi utiliser le cuir moulé comme base. Une coque rigide sur laquelle on viendra gainer un cuir à tannage minéral, on peut ainsi obtenir l’aspect magique du moulage avec presque n’importe quel type de tannage. Cette approche hybride permet de bénéficier des avantages esthétiques et fonctionnels de différents types de cuir, offrant une flexibilité créative sans compromettre la durabilité ou l’apparence des pièces finales.
Ce savoir-faire remonte à des siècles, il a longtemps servi à fabriquer des étuis, des boites ou encore des armures. C’était un matériau qui permettait de faire des objets légers et résistants avant que le plastique ne soit découvert. On retrouve notamment le cuir moulé chez les amérindiens et les peuples d’Europe de l’Est qui fabriquaient traditionnellement leurs chaussures grâce à cette technique : un mocassin tout en cuir avec une semelle moulée, qui vient protéger avec ergonomie le pied, et une tige (le dessus de la chaussure) composée de lacets tressés. Dans certaines villes d’Italie et d’Espagne qui ont su garder leur culture de l’artisanat, il y a encore des fabrications d’objets en cuir moulés, principalement des porte-monnaie ou des étuis à cigares, mais bien souvent, même si ce sont des objets très bien fabriqués, il n’y a que peu de recherche de nouveauté dans les formes. On reste sur des produits très traditionnels.
C’est en 2019, en participant au festival de Hyères avec Dorian Cayol, que nous faisons nos premières expérimentations autour du moulage avec une collection de chaussures directement inspirée de ces mocassins traditionnels des Balkans. Cette exploration technique a été révélatrice, ouvrant la voie à une approche de fabrication plus intuitive et à un univers esthétique plus fort. Aujourd’hui mon travail est très influencé par toutes ces expériences et inspirations, c’est grâce au moulage, entre autres, que je trouve mon équilibre entre geste artisanal et esthétique contemporaine.